Introduction
En France, le 14 octobre 1670, fut jouée pour la première fois au château de Chambord la comédie-ballet Le Bourgeois gentilhomme, interprétée par la troupe de Molière (1622-1673) devant la cour de Louis XIV (1638-1715). Mis à part son succès, confirmé ou non, cette pièce se distingue avant tout par la qualité de ses décors et surtout par la splendeur des costumes orientaux qui illuminent les différentes scènes.
Cette comédie-ballet propose en effet un scénario qui se prête parfaitement à la mise en scène de costumes non traditionnels : l’histoire retrace la quête d’un bourgeois désireux de s’anoblir, prêt à se soumettre à toutes les transformations nécessaires, dont la plus évidente est l’adoption d’une nouvelle tenue vestimentaire.
Au-delà du quiproquo concernant le statut de l’émissaire qui avait été pris pour un ambassadeur, cette œuvre, qui décrit en détail les costumes orientaux, est en réalité une pièce de circonstance qui, au-delà de son contexte de création, a acquis une légitimité, notamment en ce qui concerne la précision de son vocabulaire textile. On peut alors se demander comment l’écriture d’une simple pièce de théâtre a pu acquérir une telle crédibilité, au point de s’inscrire durablement dans l’histoire même du textile.
Dans cet article, nous analyserons dans un premier temps, le contexte diplomatique qui entoura cette visite, afin de montrer comment la pièce de Molière, conçue sur commande royale, transforme les enjeux du protocole ottoman en satire théâtrale. Nous étudierons ensuite la manière dont les pratiques vestimentaires observées sur l’émissaire ottoman furent intégrées dans la fiction, donnant naissance à un véritable imaginaire textile fondé sur une volonté de réalisme scénique. Enfin, nous verrons comment cette représentation théâtrale contribua, au-delà de la scène, à influencer l’histoire même du textile en France, notamment en fixant dans les usages la fonction vestimentaire de certaines étoffes importées du Levant.
Du protocole à la satire : la visite de Soliman Aga et la naissance d’une comédie-ballet
Pour démontrer cette prise de contrôle dynastique, Burak commence par analyser l’institution du En 1660, à l’occasion du siège de Candie (Crète), le cardinal Mazarin incita le roi de France à intervenir pour venir en aide à la République de Venise. Cette décision répondait à des scrupules d’ordre spirituel ainsi qu’à la volonté de soutenir la Sérénissime ; elle devait également servir les ambitions pontificales que le cardinal nourrissait à la fin de sa vie. À cela s’ajoutait son désir de favoriser les siens, en cherchant notamment à établir le prince Almérico, frère d’Alphonse IV d’Este, duc régnant de Modène de 1658 à 16621.
Par ailleurs, Louis XIV jouait alors un véritable double jeu diplomatique avec l’Empire ottoman. Tout en multipliant les déclarations d’amitié à l’égard de la Sublime Porte, il envoyait une partie de la noblesse française combattre les Ottomans : à Saint-Gothard (Hongrie) en 1664 aux côtés des Autrichiens, et en Crète aux côtés des Vénitiens. Sur ce second front, les troupes royales essuyèrent en 1668 une défaite si lourde que le souverain décida de rappeler son ambassadeur à Constantinople, rompant ainsi le dialogue avec la Sublime Porte et laissant le royaume sans représentant officiel auprès des autorités ottomanes2.
Sous l’impulsion de Colbert (1619-1683), désireux de réorganiser et d’étendre le commerce avec le Levant, les négociations reprennent progressivement. C’est alors qu’en 1669, le sultan Mehmet IV (1642-1693) délègue en France un émissaire, Soliman Aga.
Tout fut mis en œuvre pour prolonger la présence de ce dernier : plusieurs mois durant, Soliman Aga et sa suite résident en France, débarquant à Toulon le 4 août 1669, ne quittant le territoire qu’au 22 août 16703. L’un des officiers français qui l’avait escorté ne manqua pas, à son retour, de relater au roi lors d’un repas les faits et gestes de l’envoyé. C’est alors que naît, à la demande du roi, Le Bourgeois gentilhomme : deux mois après le départ de l’émissaire, la pièce connaît sa première sur la scène française4. Pensée dès l’origine sous l’angle de la satire, elle s’incarne sous la forme d’une comédie-ballet en cinq actes, écrite en prose5.
En outre, le roi, dans sa volonté de répondre à l’événement et d’en inscrire la trace sur la scène, fixa des instructions d’une grande précision, ainsi que le rappellent les mémoires du chevalier d’Arvieux : « Une pièce de théâtre où l’on put faire entrer quelque chose des habillements et des manières des Turcs ». « […] comme l’idée des Turcs qu’on venait de voir à Paris était encore toute récente, il [le roi] crut qu’il serait bon de les faire paraître sur la scène. Sa Majesté m’a ordonné de me joindre à Messieurs Molière et de Jean-Baptiste Lully, pour composer une pièce de théâtre où l’on put faire entrer quelque chose des habillements et des manières des Turcs. »6 . Le scénario fait alors un usage spectaculaire des décors et costumes orientaux.
Ainsi pour être au plus près de la réalité, durant l’écriture de cette pièce, les auteurs chargés de l’écriture du scénario notamment le chevalier d’Arvieux chargé des costumes, pour donner une certaine réalité à cette pièce passa du temps chez un spécialiste du costume oriental pour une documentation concrète, afin d’être au plus près d’une reconstitution. Les créateurs du Bourgeois gentilhomme, et en particulier le chevalier d’Arvieux, chargé de concevoir les costumes, ne se contentèrent pas d’une inspiration superficielle. Ils menèrent un véritable travail de terrain, accumulant observations et recherches, et passant plusieurs jours auprès de spécialistes du costume oriental afin d’atteindre une reconstitution aussi fidèle que possible. Dans ses Mémoires, Arvieux rapporte ainsi : « Je fus chargé de tout ce qui regardait les habillements, les manières des Turcs. (…) je demeurai huit jours chez Baraillon maître tailleur, pour faire les habits et turbans turques »7.
Afin de répondre aux attentes de Louis XIV et de restituer au mieux les usages ottomans, Molière s’appuie sur l’expérience directe du chevalier d’Arvieux. Ayant accompagné Soliman Aga durant tout son séjour en France, d’Arvieux avait observé de près son comportement, sa tenue vestimentaire et ses pratiques quotidiennes, devenant ainsi un témoin de première main. Il met à disposition de l’auteur des informations précises tirées de cette observation attentive : gestes, attitudes, manière de s’habiller et objets textiles. Porté par ce travail d’investigation, la représentation scénique s’ancre dans une réalité documentée, évite l’exotisme primaire et offre au comique de Molière une assise crédible et authentique.
On a alors l’écriture d’une pièce fictionnelle à partir d’un épisode réel. Cette exigence de vérité témoigne de la volonté des auteurs de donner à la fiction une assise réaliste : la pièce s’élabore à partir d’un épisode diplomatique bien réel, minutieusement observé et transposé sur la scène. Dès lors, les costumes ne relèvent plus seulement d’une convention théâtrale, mais deviennent des vecteurs de savoir ethnographique, chargés de transmettre des usages vestimentaires authentiques. C’est précisément cette translation du réel vers la fiction, et l’impact qu’elle exerça sur la perception française des étoffes et tenues orientales, qui permettra la naissance d’un imaginaire textile durable.
L’intégration des pratiques vestimentaires ottomanes dans la fiction : naissance d’un imaginaire textile durable
Dans la pièce, le costume du personnage éponyme occupe une place centrale : certaines scènes sont presque entièrement consacrées à la description minutieuse de la tenue de Monsieur Jourdain. Parmi les pièces indispensables de la nouvelle garde-robe de Monsieur Jourdain figure notamment une tenue d’intérieur : la robe de chambre. Ce vêtement, arboré en privé dans la mode ottomane, devient chez Molière l’un des symboles majeurs de la prétention sociale du personnage. Pour Jourdain, la robe de chambre n’est pas tant un vêtement qu’un marqueur identitaire : elle matérialise l’illusion d’appartenir à un monde supérieur. Son adoption témoigne de la transformation fantasmée du bourgeois, persuadé que changer d’apparence suffit à changer de condition8.
Dans la scène 2 de l’acte I, la description de ce costume d’intérieur est précisément détaillée :
« C’est que je me fais habiller aujourd’hui comme les gens de qualité ; et mon tailleur m’a envoyé des bas de soie que j’ai pensé ne mettre jamais. […] Je me suis fait faire cette indienne-ci ».
LE MAÎTRE À DANSER. Elle est fort belle.
MONSIEUR JOURDAIN. Mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étaient comme cela le matin.
LE MAÎTRE DE MUSIQUE. Cela vous sied à merveille.
MONSIEUR JOURDAIN. Il entr’ouvre sa robe et fait voir un haut-de-chausses étroit de velours rouge, et une camisole de velours vert, dont il est vêtu. Voici encore un petit déshabillé pour faire le matin mes exercices (I,2).
Molière fait de ces vêtements bien plus qu’un simple élément décoratif ; ils deviennent un ressort essentiel de la satire. À travers cette obsession vestimentaire, l’auteur met en évidence une bourgeoisie avide d’ascension sociale, dépourvue de véritable légitimité morale et prête à adopter sans discernement les comportements et signes extérieurs de la noblesse, même lorsque ceux-ci sont tournés en ridicule.
Ainsi, dès l’apparition de ce costume sur scène, le spectateur reçoit un double message : d’un côté, la recherche d’authenticité ethnographique inscrite dans le choix d’un vêtement oriental précisément documenté ; de l’autre, l’ironie mordante qui révèle l’écart entre ce que le vêtement signifie chez les Ottomans et ce que M. Jourdain imagine qu’il lui confère. C’est dans cet espace de malentendu comique que Molière construit l’un des ressorts les plus efficaces de sa satire sociale.
Plus loin, dans l’acte III, scène 4, le maître tailleur apporte à Jourdain son habit neuf, et celui-ci, ébloui, se regarde, trouve tout superbe, et décide d’aller « se montrer » dehors.
MONSIEUR JOURDAIN : « Il faut que j’aille dès demain au cours, avec cet habit-là, (c’est-à-dire sa robe de chambre en indienne) pour voir si l’on me verra ». Il souhaite que les passants le saluent, « comme si tout le monde l’admirait.
Dans cette scène, M. Jourdain franchit un pas supplémentaire dans son désir d’afficher publiquement sa nouvelle condition sociale. Non content de revêtir dans l’intimité sa robe de chambre faite en indienne, tenue traditionnellement réservée à l’intérieur, il décide de sortir ainsi vêtu dans la ville, persuadé que ce vêtement constitue un signe incontestable de distinction. Ce déplacement du vêtement d’intérieur dans l’espace public met en évidence la méprise fondamentale du personnage : Jourdain adopte les attributs d’un statut qu’il ne comprend pas, convaincu que la simple possession d’un habit suffira à le faire reconnaître comme gentilhomme.
Molière tire de cette situation un effet comique particulièrement efficace. Le vêtement devient l’outil dramatique par excellence pour exposer à la fois la naïveté et l’entêtement du bourgeois, prêt à braver les usages les mieux établis pour donner corps à son ambition sociale. ameliore et ce que le public perçoit réellement c’est-à-dire le ridicule d’une aspiration mal fondée. Par ce renversement, Molière souligne que la recherche de reconnaissance fondée sur l’apparence seule ne peut conduire qu’à la caricature et met en lumière l’aveuglement d’une bourgeoisie fascinée par les signes extérieurs de prestige.
Dans la pièce, Molière utilise le nom d’une marchandise bien connue de ses contemporains, l’« indienne », et lui attribue, à travers l’observation des usages de l’envoyé, une fonction particulière. Historiquement, les indiennes étaient loin d’être inconnues en France : importées du Levant par le port de Marseille depuis le XVe siècle, ces étoffes de coton se distinguaient par leurs couleurs vives et leurs motifs floraux. Leur singularité technique résidait dans l’application d’un décor sur une toile préalablement tissée. Le terme « indienne » apparaît de façon récurrente dans les archives marseillaises. On en trouve la mention dès 1577, dans un inventaire après décès décrivant une « vanne (couverture de lit) de toile du Levant faicte de plusieurs colleurs », et également en 1580 sous la forme « une vanne (couverture de lit) à indiane bleue. »9
Ces tissus étaient alors employés principalement dans la vie quotidienne pour des usages domestiques : linge de maison, tentures, éléments de mobilier, ou accessoires féminins tels que tabliers, mouchoirs et foulards. Autrement dit, bien avant la création du Bourgeois gentilhomme, le terme d’« indienne » était déjà solidement établi dans l’usage, mais il renvoyait presque exclusivement à des étoffes destinées à l’ameublement ou à l’habillement courant, et en aucun cas à une tenue d’intérieur masculine comme la robe de chambre. La pièce de Molière s’inscrit donc en rupture avec la fonction ordinaire attribuée à ces tissus.
Dans l’Empire ottoman, où ces cotonnades étaient fabriquées, plusieurs techniques de production coexistaient. L’impression au moule permettait de reproduire des motifs en série, tandis que certaines étoffes étaient simplement teintes de manière unie. La méthode la plus raffinée restait toutefois la peinture au pinceau, bien plus longue et coûteuse. Il est ainsi très probable que la robe de chambre portée par Soliman Aga, et par extension celle dont Molière se moque sur scène, relève de cette technique plus onéreuse, signe de distinction sociale et de qualité.
Pourtant, malgré la diversité des procédés employés dans leur fabrication, diversité d’ailleurs explicitement reconnue dans les nombreux édits royaux qui tentent de réguler leur commerce, l’histoire du textile retient que ces étoffes furent rapidement désignées en France sous un terme unique : les « indiennes ». Cette appellation générique tendait à uniformiser des textiles pourtant très variés, tant par leur technique de production que par leur qualité ou leur destination sociale. En regroupant sous un seul nom des cotonnades peintes, teintes ou imprimées, on effaçait en partie la complexité des savoir-faire orientaux et la hiérarchie des produits10.
Dans ce contexte, l’usage que Molière fait de l’indienne sur scène revêt une importance particulière. En attribuant à ce tissu une fonction vestimentaire nouvelle ; celle d’une tenue d’intérieur masculine portée par un personnage bourgeois, l’auteur déplace le sens commun qui lui était attaché. Le textile, jusque-là associé surtout au linge de maison, au décor ou à des usages féminins, acquiert dans la fiction théâtrale une charge symbolique inattendue. L’indienne devient un signe ostentatoire, un marqueur de distinction sociale mal maîtrisé et un ressort comique indissociable de la satire de Molière.
Ce changement de fonction scénique contribue ainsi à donner au tissu une visibilité culturelle nouvelle, dépassant largement le cadre du théâtre. La pièce participe, à sa manière, à la formation d’un imaginaire textile durable autour des cotonnades levantines, qui s’inscrit dans l’évolution des goûts et des usages vestimentaires de la fin du XVIIᵉ siècle.
Dans la pièce de Molière, la robe de chambre portée par Monsieur Jourdain est précisément confectionnée en indienne. En choisissant un textile bien identifié par le public de son temps, importé du Levant et largement diffusé en France, l’auteur s’appuie sur un produit familier, mais lui attribue un rôle valorisé dans l’intrigue. Ce choix n’est pas arbitraire : il repose sur des pratiques culturelles effectivement observées chez les Ottomans, en particulier chez l’envoyé du sultan dont le chevalier d’Arvieux avait étudié les habitudes vestimentaires. Molière transpose ainsi dans la fiction une réalité ethnographique, en donnant à l’indienne la fonction d’un vêtement d’intérieur noble, associé à un certain raffinement de posture et d’apparence.
De cette manière, il contribue à codifier l’usage de ces cotonnades orientales dans l’imaginaire français. Le vêtement devient un signe de distinction sociale susceptible de produire non seulement une apparence nouvelle, mais également un « état d’esprit noble », auquel Monsieur Jourdain aspire avec empressement. En revêtant cette robe de chambre, le protagoniste adopte symboliquement les attitudes que le costume est censé produire, conformément à l’idée que l’habit peut transformer l’individu.
Cependant, si Molière confère à l’indienne un usage aussi précis, c’est avant tout parce que la dramaturgie impose de matérialiser visuellement l’élévation sociale rêvée par le personnage. Or, cette attribution ponctuelle a eu des effets durables : progressivement, la réception culturelle du textile en France tend à associer l’indienne presque exclusivement à la robe de chambre. Le choix scénographique de Molière, né d’une nécessité théâtrale, a ainsi contribué à fixer dans la mémoire collective une fonction vestimentaire qui dépassa largement le cadre de la scène et participa à la constitution d’un imaginaire textile stable autour de ces étoffes levantines.
De la satire à l’histoire du textile
Dans le contexte du développement du commerce avec l’Orient, Colbert fonde, le 18 juillet 1670, la Compagnie du Levant. Les marchandises importées depuis cette région sont alors majoritairement des produits textiles, parmi lesquels les cotonnades occupent une place centrale. Pour mener à bien cette entreprise, Colbert s’entoure de négociants déjà actifs dans ce commerce, notamment Jacques Savary (1622-1690), qu’il intègre cette même année à son cercle de travail afin d’élaborer un code destiné aux marchands, bientôt connu sous le titre du Parfait Négociant.
Dans le prolongement de cette politique mercantiliste, Colbert crée une fonction nouvelle : l’inspection des manufactures. Celle-ci est maintenue après lui et, par la suite, c’est le fils de Jacques Savary, Jacques Savary des Brûlons (1657-1716), qui occupe la charge d’inspecteur général de la Douane française. Dans l’exercice de ses fonctions, et afin de maîtriser efficacement la grande variété des étoffes et marchandises transitant par la douane de Paris, il entreprend la rédaction d’un dictionnaire commercial11. Cet ouvrage, destiné d’abord à son propre usage, vise à rassembler et clarifier le vocabulaire du commerce, des produits les plus courants aux plus nouveaux.
Dans son Dictionnaire universel de commerce et des arts et métiers, à la page 877, Jacques Savary des Brûlons propose une définition du terme « indienne » qui constitue une source précieuse pour comprendre la perception et l’usage de ces cotonnades à son époque. Il la décrit comme : « Robe de chambre pour hommes ou pour femmes faite de ces toiles de coton peintes de diverses couleurs et figures. »12
Savary associe ainsi l’indienne à l’un de ses usages les plus emblématiques : la confection de robes de chambre, soulignant son statut d’étoffe recherchée dans la sphère domestique et quotidienne. Dans le Dictionnaire universel de commerce, il met clairement en avant cette fonction comme l’une des principales destinations de ces toiles. Et le terme, qui désignait à l’origine des cotonnades importées du Levant, en vient progressivement à se confondre avec une pièce vestimentaire précise. Pourtant, ces étoffes, commercialisées en Europe depuis le XVe siècle, servaient à de multiples usages, du linge de maison aux accessoires féminins, sans être initialement liées à l’habillement d’intérieur. La définition retenue par Savary reflète cependant une évolution sémantique déjà visible dans Le Bourgeois gentilhomme, où l’indienne est principalement associée à la tenue d’intérieur adoptée par Monsieur Jourdain. Le terme ne renvoie plus seulement à une matière, mais à une fonction sociale clairement identifiable.
Si le mot « indienne » est attesté dès la fin du XVIᵉ siècle pour désigner des toiles peintes, teintes ou imprimées souvent destinées à l’ameublement, il se trouve, en 1723, clairement fixé autour d’un usage privilégié : celui de la robe de chambre. L’évolution terminologique traduit ainsi une transformation culturelle profonde.
Cette fixation de sens doit beaucoup à la réception de la pièce de Molière. D’abord conçue comme une œuvre de circonstance destinée au divertissement de la cour de Louis XIV, Le Bourgeois gentilhomme acquiert une forme de légitimité durable, y compris dans la sphère administrative. Les inspecteurs des douanes, tels que Jacques Savary des Brûlons, jugent suffisamment crédible le vocabulaire vestimentaire de Molière pour l’adopter et le relayer dans des ouvrages de référence. Cette autorité s’explique par le soin apporté à la préparation des costumes : grâce aux observations directes du chevalier d’Arvieux, témoin privilégié des usages ottomans, la fiction s’appuie sur une réalité observée et maîtrisée, avant de contribuer elle-même à modeler la perception du réel.
De plus, Jacques Savary des Brûlons accorde une attention particulière aux techniques des toiles peintes », ce qui témoigne de sa volonté de précision terminologique. Ce souci documentaire confirme indirectement que la robe de chambre portée par Monsieur Jourdain, et, avant elle, celle de l’envoyé ottoman, relevait d’une fabrication soignée, conforme aux procédés raffinés employés dans l’Empire ottoman.
Dans la pièce, la robe de chambre occupe une fonction symbolique essentielle. Fidèle aux usages ottomans, elle représente une tenue d’intérieur, mais devient surtout, dans le dispositif scénique, un marqueur d’ascension sociale. Monsieur Jourdain y voit l’accessoire nécessaire pour adopter les codes de la noblesse. Pourtant, dans l’Empire ottoman, les cotonnades étaient utilisées par toutes les strates de la société, notamment par les classes modestes qui n’avaient pas accès à la soie. De même, en France, ces textiles importés s’adressaient à un public large. Le traitement qu’en propose Molière, associé à l’idée d’élévation morale et sociale, contribue toutefois à fixer durablement une interprétation particulière : l’indienne devient progressivement le tissu emblématique de la robe de chambre.
Ainsi, bien que les indiennes circulent en Europe depuis plusieurs siècles, leur représentation scénique contribue à redéfinir leur usage. À travers les costumes exposés sur scène, le public croit découvrir la « véritable » fonction de ces étoffes, interprétation appelée à s’enraciner durablement dans l’imaginaire collectif13. Derrière le quiproquo diplomatique qui transforme un simple émissaire en ambassadeur, Le Bourgeois gentilhomme met en scène une véritable histoire du textile. La rencontre entre observation ethnographique, exigence dramaturgique et réception spectaculaire produit un glissement de sens : le vêtement devient signe social, et la matière, un symbole culturel à part entière.
Conclusion
Cet épisode diplomatique montre à quel point le réel et la fiction peuvent s’entremêler. L’épisode historique de la venue de Soliman Aga fournit la matière première à la création théâtrale ; mais, en retour, la représentation scénique contribue à transformer la perception des textiles orientaux en France. L’œuvre de Molière ne se contente pas de s’inspirer du réel : elle le réinterprète et participe à la manière dont les étoffes venues du Levant seront comprises, nommées et utilisées dans la culture française. Dans ce processus, le textile apparaît comme un véritable médiateur culturel. Adopter les vêtements de l’autre, c’est déjà pénétrer dans son univers symbolique. La robe de chambre, devenue emblématique à la fois sur scène et dans le vocabulaire commercial, témoigne de cette circulation entre les cultures. À travers elle se fixe, dans les mots comme dans les pratiques, un vocabulaire de l’intime, associé à l’espace intérieur et aux usages privés.
Entre Orient et Occident, entre observation ethnographique et invention dramaturgique, la tenue fabriquée en indienne construit une esthétique de la ressemblance. Se vêtir « comme l’autre », c’est chercher à adopter ses codes, ses tissus, ses manières, tout en affirmant au passage une identité sociale nouvelle, comme le fait Monsieur Jourdain dans son apprentissage du paraître.
Importée, observée, puis réinterprétée, la robe de chambre devient ainsi le lieu d’un dialogue silencieux entre les cultures. Elle cristallise la rencontre entre une histoire concrète ; celle des cotonnades levantines et de leur diffusion en Europe, et une histoire des représentations. À travers ce vêtement, c’est toute une histoire du textile qui se déploie : celle des indiennes, des techniques raffinées dont elles sont issues, mais aussi celle des usages, des transferts et des imaginaires qu’elles transportent. Dans son œuvre, Molière montre que le tissu, objet matériel en apparence modeste, peut devenir un véritable acteur de l’histoire culturelle. Par sa circulation, son appropriation et sa mise en scène, il raconte une rencontre entre deux mondes et la manière dont l’Europe du XVIIᵉ siècle a construit sa vision de l’Orient, non seulement dans les archives diplomatiques, mais aussi sur les planches d’un théâtre.
- BARDAKÇI Özkan, PUGNIERE François, La dernière croisade, les Français et la guerre de Candie, 1669, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 63. ↩︎
- AYDA Adile, « Molière et l’envoyé de la Sublime Porte » Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1957, n° 9, p. 103-116. ↩︎
- FORESTIER Georges BOURQUI Claude (dir.), Molière, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2010, t. II, p. 1437. ↩︎
- Ibid., p. 1439. ↩︎
- Sauf les entrées de ballet qui sont en vers. Au départ, le livret distribué à Chambord présentait une version en trois actes, mais l’édition publiée l’année suivante en compte cinq, afin de conformer la comédie aux normes en vigueur en repoussant systématiquement les entrées de ballet et la cérémonie turque, chantées et dansées, à la fin de chaque acte. ibid., p. 1441. ↩︎
- Id. ↩︎
- AUBRIT Jean-Pierre et POIRSON Martial (dir.), Grand dictionnaire Molière, Paris, Armand Colin, 2023, p. 242. ↩︎
- STEIGERWALD Jörn « Le travestissement de la culture des apparences dans Le Bourgeois Gentilhomme de Molière », dans BARBAFIERI Carine et MONTANDON Alain (dir.), Socio poétique du textile à l’âge classique : du vêtement et de sa représentation à la poétique du texte, Paris, Hermann, 2015, p. 303-318. Voir également ROCHE Daniel, La culture des apparences : Une histoire du vêtement XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1990. ↩︎
- CHOBAUT Hyacinthe, L’Industrie des indiennes à Marseille avant 1580, mémoire de l’Institut historique de Provence, tome XVI, 1939, p. 81-95. ↩︎
- KHAIR Khadija, Les textiles ottomans dans les musées français. Histoire, technique et transfert d’un modèle (XVIe-début du XXe siècle), Thèse de doctorat en Histoire de l’Art, sous la direction de Nabila Oulebsir, Université de Poitiers, 2024. ↩︎
- Ce dictionnaire sera publié à titre posthume par son frère Philémon-Louis Savary en 1723-1730. ↩︎
- BRUSLONS de Jacque-Savary, Dictionnaire universel de commerce, d’histoire naturelle et des arts et métiers, Tome 2, Genève, Chez les Héritiers Cramer & Frères Philibert, 1744, p. 877. ↩︎
- RAVEUX Olivier, « La mode des indiennes à Marseille à travers la consommation des couvertures de lit et des robes de chambre (1664-1693) ». Consommateurs et consommation, edited by Nicolas Marty and Antonio Escudero, Presses universitaires de Perpignan, 2015, https://doi.org/10.4000/books.pupvd.4887, consulté le 20/11/2025. ↩︎