La mort d’Ebrahim Raïssi en 2024 a relancé les interrogations sur le système hiérarchique complexe du clergé chiite iranien, où les titres religieux oscillent entre légitimité théologique et instrumentalisation politique. Loin d’être de simples honorifiques, ces distinctions – marja-e taqlid, ayatollah, hojjat-ol-eslam – structurent un paysage religieux où le sacré et le pouvoir temporel s’entremêlent. Cette étude explore les mécanismes historiques, doctrinaux et politiques qui transforment ces appellations en leviers d’influence au sein de la République islamique.
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Fondements doctrinaux de la hiérarchie cléricale chiite
La structuration actuelle du clergé chiite plonge ses racines dans le triomphe de l’école ousuli sur l’école akhbari au XIXe siècle. Contrairement aux akhbaris qui prônaient une lecture littérale des hadiths, les ousoulis développèrent une méthodologie juridique fondée sur l’interprétation raisonnée (ijtihad) des textes sacrés. Ce tournant épistémologique institua le mojtahed – clerc autorisé à pratiquer l’ijtihad – comme figure centrale de l’autorité religieuse.
La formation d’un mojtahed exige un parcours rigoureux au sein des hawzas (séminaires religieux), notamment ceux de Qom et Najaf. Le curriculum s’étend sur près de vingt ans, culminant avec le dars-e kharij (« études externes »), niveau supérieur où l’étudiant développe une expertise indépendante. Seule une infime minorité atteint le statut de marja-e taqlid (« source d’imitation »), sommet de la pyramide cléricale.
Le marja incarne l’autorité religieuse ultime, dont les fatwas guident des millions de fidèles. Son émergence repose sur une reconnaissance informelle combinant érudition, piété et influence sociale. Historiquement limité à une poignée de figures – comme Hossein Wahid Khorassani ou Ali Sistani – ce statut confère un pouvoir transnational, transcendant les frontières iraniennes.
Cependant, la marginalisation progressive de la marjaiyat traditionnel au profit des structures étatiques iraniennes a transformé cette institution. Le Conseil suprême des séminaires, contrôlé par le Guide suprême, régule désormais les programmes éducatifs et le financement des hawzas, réduisant l’autonomie des maraji historiques.
Anatomie des titres cléricaux : entre sacralité et dévaluation
Ayatollah
Apparu au début du XXe siècle, le titre d’ayatollah (« signe de Dieu ») initialement réservé aux maraji a subi une inflation progressive. La Révolution islamique de 1979 marqua un tournant : le nombre d’ayatollahs passa de quelques dizaines à plusieurs centaines, accompagné d’une création ad hoc du grade supérieur d’« ayatollah al-uzma » (« grand signe de Dieu »).
Cette banalisation répondait à des impératifs politiques. En attribuant massivement le titre, le régime consolidait son assise en cooptant des clercs moyennant leur loyauté. Le séminaire de Qom, désormais sous tutelle étatique, devint une usine à produire des ayatollahs « de complaisance ».
Hojjat-ol-eslam
Titre plus ancien mais dévalorisé, le hojjat-ol-eslam (« preuve de l’Islam ») illustre les tensions entre ancienne et nouvelle garde cléricale. Jadis honorifique pour des érudits comme al-Ghazali, il désigne aujourd’hui les clercs intermédiaires, souvent recrutés dans l’appareil sécuritaire ou judiciaire.
La carrière d’Ebrahim Raïssi incarne cette dichotomie. Bien que se proclamant ayatollah durant sa campagne présidentielle de 2021, la majorité du clergé le considérait comme hojjat-ol-eslam, soulignant son manque de légitimité religieuse. Cette ambiguïté titulaire reflète les stratégies d’auto-promotion courantes dans les cercles du pouvoir.
Manipulations politiques des titres religieux
L’accession d’Ali Khamenei au poste de Guide suprême en 1989 marqua un précédent crucial. Alors simple hojjat-ol-eslam, sa promotion express au rang d’ayatollah – via un amendement constitutionnel – légitima un pouvoir acquis malgré des compétences théologiques limitées. Ce coup de force institutionnel inaugura une ère où les titres devinrent ajustables aux nécessités politiques.
Le cas Khamenei révèle un mécanisme de légitimation circulaire : le détenteur du pouvoir d’État s’auto-décerne une légitimité religieuse, tandis que les institutions religieuses (dont l’Assemblée des experts) entérinent cette auto-proclamation sous la pression du régime.
Les hawzas, notamment celui de Qom, fonctionnent comme des pépinières de cadres politiques. Environ 60 écoles religieuses y forment 50 000 étudiants, dont beaucoup intègrent ensuite les Gardiens de la révolution, l’appareil judiciaire ou les services de renseignement.
Ce système produit une élite cléricale liée par des réseaux clientélistes. La direction d’Astan Qods Razavi – fondation contrôlant le mausolée de l’Imam Reza à Mashhad – sert souvent de tremplin vers les plus hautes fonctions, comme en témoignent les carrières de Raïssi et Khamenei.
L’inflation titulaire a entraîné une perte de crédibilité des distinctions cléricales. Avec plus de 50 « grands ayatollahs » en 2025 contre une dizaine dans les années 1970, le titre n’opère plus comme marqueur d’autorité spirituelle. Cette dévaluation alimente un cynisme croissant dans la population, particulièrement chez les jeunes générations urbaines.
Les récentes tentatives d’attribuer le titre d’ayatollah à Mojtaba Khamenei, fils du Guide suprême, signalent une évolution préoccupante. Ce népotisme titulaire, combiné au contrôle des institutions religieuses, pointe vers une possible transition dynastique contraire aux principes révolutionnaires initiaux.
Conclusion : La théocratie à l’épreuve de sa propre bureaucratie
Le système titulaire chiite iranien illustre la tension permanente entre sacralité religieuse et rationalité bureaucratique. En instrumentalisant les distinctions cléricales, le régime a progressivement vidé ces titres de leur substance spirituelle, les transformant en outils de gestion politique. Cette évolution menace à terme l’équilibre même de la théorie du velayat-e faqih, où l’autorité religieuse devrait tempérer le pouvoir d’État. La mort de Raïssi et les manœuvres autour de la succession de Khamenei pourraient accélérer une crise de légitimité aux implications imprévisibles pour la République islamique.