La célébration du 45e anniversaire de la révolution islamique de 1979 en Iran souligne la transformation profonde du pays et son impact sur les dynamiques géopolitiques au Moyen-Orient depuis le renversement de l’alliance avec l’Occident.
Thomas Tronet
2/13/2024 • 2 min lire
En ce début d’année 2024, la République islamique d’Iran commémore le quarante-cinquième anniversaire de la révolution islamique de 1979, un événement fondateur qui a non seulement renversé une monarchie millénaire, mais a aussi profondément transformé les dynamiques géopolitiques au Moyen-Orient et redéfini les relations de l’Iran avec le monde.
Avant la révolution, l’Iran était en effet perçu comme un pilier de l’alliance occidentale au cœur de la Guerre Froide. Sous l’égide de la « doctrine Nixon », le Chah Mohammad Reza Pahlavi assumait le rôle de « gendarme du Golfe », garantissant la stabilité régionale et la sécurité des routes pétrolières. Cette relation stratégique étroite avec les États-Unis se matérialisait par des contrats d’armement colossaux, comme l’acquisition des avions de chasse F-14, et par une coopération sécuritaire intense, illustrée par la formation de sa redoutable police politique, la SAVAK, avec l’appui de la CIA et du Mossad israélien.
Cependant, la politique d’occidentalisation rapide et forcée entreprise par le régime a rencontré une résistance culturelle et intellectuelle croissante. Cette résistance fut symbolisée par le concept de gharbzadegi — que l’on peut traduire par « l’ivresse de l’Occident » ou « Westoxification » — popularisé par l’intellectuel Jalal Al-e Ahmad. Cette critique virulente de l’imitation servile de l’Occident, vue comme une source d’aliénation et de perte d’authenticité, reflétait une quête plus large pour préserver l’identité iranienne. À cette critique s’ajoutait la pensée d’Ali Shariati, sociologue qui a su marier une lecture moderniste du chiisme avec des thèmes anti-impérialistes, captivant ainsi une jeunesse éduquée en quête de sens.
La révolution iranienne trouve ses racines dans une accumulation de frustrations sociales, politiques et économiques. La gouvernance autoritaire du Chah, marquée par l’absence de libertés politiques et la répression brutale de toute opposition par la SAVAK, créait un climat de peur. Sur le plan économique, le choc pétrolier de 1973 a généré des revenus immenses mais mal redistribués, provoquant une inflation galopante et creusant un fossé entre une élite corrompue et une population de plus en plus précarisée. La « Révolution Blanche », un programme de réformes incluant le droit de vote des femmes et une réforme agraire, a bouleversé les structures traditionnelles et a surtout affaibli la base économique et sociale du clergé, le poussant dans une opposition frontale. Des événements tragiques en 1978, comme l’incendie criminel du cinéma Rex à Abadan et le massacre du « Vendredi Noir » à Téhéran, ont achevé de souder l’opposition et rendu toute réconciliation impossible. Le retour triomphal d’exil de l’ayatollah Rouhollah Khomeini, le 1er février 1979, a catalysé ce mouvement populaire, menant en quelques jours au renversement du Chah.
La République islamique a instauré un système politique unique, fondé sur le principe du velâyat-e faqih, ou « gouvernement du juriste islamique ». Cette doctrine, interprétation spécifique du chiisme duodécimain développée par Khomeini, accorde au clergé la tutelle politique de la nation. Bien que ce concept fût loin d’être universellement accepté au sein de la communauté chiite avant 1979 — de nombreux grands ayatollahs prônant une séparation du religieux et du politique —, il est devenu le pilier de la nouvelle structure de gouvernance. Le système politique iranien se caractérise ainsi par une dualité : des institutions d’apparence démocratique (avec un président et un parlement élus) sont subordonnées à des organes théocratiques non élus qui détiennent le pouvoir réel. Le Guide de la Révolution est l’autorité suprême, tandis que le Conseil des Gardiens de la Constitution a le pouvoir de filtrer les candidats et de mettre son veto aux lois jugées non conformes à l’Islam.
Sur le plan géopolitique, la rupture fut totale. L’Iran est passé du statut d’allié de l’Occident à celui d’adversaire déclaré. Deux événements fondateurs ont scellé cette nouvelle posture : la prise d’otages de l’ambassade américaine (1979-1981) et la longue et sanglante guerre contre l’Irak (1980-1988). Ce conflit a forgé une identité nationale fondée sur la « défense sacrée » et la méfiance. Pour briser son isolement et projeter sa puissance, Téhéran a développé une stratégie d’influence régionale connue sous le nom de « l’Axe de la Résistance ». L’Iran soutient ainsi activement des acteurs non-étatiques à travers le Moyen-Orient : le Hezbollah au Liban, le régime de Bachar el-Assad en Syrie, diverses factions des Hashd al-Shaabi en Irak et les rebelles Houthis au Yémen. Cette politique extérieure, couplée au développement d’un programme nucléaire controversé perçu comme une assurance-vie stratégique, vise à contrer l’influence américaine et israélienne et à affirmer la souveraineté de l’Iran.
Quarante-cinq ans après : entre résilience et incertitudes
Aujourd’hui, malgré les défis internes et les sanctions internationales écrasantes, le régime a fait preuve d’une résilience certaine. Il se trouve néanmoins à un carrefour critique. Sur le plan interne, il fait face à une crise de légitimité, particulièrement visible lors du soulèvement « Femme, Vie, Liberté » de 2022-2023, qui a révélé la fracture béante entre les aspirations d’une jeunesse nombreuse et éduquée et l’idéologie rigide du pouvoir. Sur le plan externe, l’Iran est engagé dans une « guerre de l’ombre » permanente avec Israël et navigue dans un ordre mondial en pleine mutation en approfondissant ses liens stratégiques avec la Chine et la Russie. Ainsi, ce quarante-cinquième anniversaire n’est pas seulement une commémoration du passé, mais le marqueur d’un présent complexe, où la survie du projet révolutionnaire est confrontée à des contestations fondamentales, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières.