Un aperçu du rôle important joué par les missionnaires chrétiens européens au XIXe siècle, en se concentrant sur leur impact éducatif et culturel dans le monde musulman, particulièrement au sein des Empires ottoman et qadjar.
Thomas Tronet
7/5/2023
Le contexte de la mission chrétienne au XIXe siècle
Le XIXe siècle fut le grand siècle de la mission chrétienne, qu’elle soit catholique ou protestante. Le monde musulman était l’une des destinations privilégiées de ces missionnaires. Cependant, la mission en terre d’Islam avait ses propres particularités. Nous nous intéresserons prioritairement aux activités missionnaires dans l’Empire ottoman et dans l’Empire qadjar de Perse. Ces deux États, contrairement à beaucoup d’autres États musulmans, réussirent à maintenir leur indépendance et à résister aux appétits des puissances européennes tout au long du XIXe siècle. Ces États purent donc imposer leurs conditions aux missionnaires, la plus importante étant l’interdiction du prosélytisme auprès des musulmans. La plupart des missionnaires réservèrent donc leurs activités missionnaires aux chrétiens vivant dans ces deux empires. Ils investirent massivement dans l’éducation, créant des écoles qui accueillirent chrétiens et musulmans.
Pionniers et savants missionnaires
De nombreux orientalistes animés d’un zèle missionnaire se rendirent dans l’Empire ottoman, qui couvrait encore à l’époque la moitié orientale de la Méditerranée, ainsi que dans l’Empire perse et jusqu’en Inde. Ces hommes de foi ardente étaient aussi des érudits renommés qui s’intéressaient aux langues et cultures du monde islamique.
Deux missionnaires, l’un catholique et l’autre protestant, furent des pionniers parmi ces « savants missionnaires » (selon la formule d’Eugène Boré).
Le premier fut Don Leopoldo Sebastiani (1770-1843). Ce prêtre italien, bon connaisseur des langues arabe et perse, fut envoyé par Rome en mission apostolique en Perse, à Kaboul et Kandahar. Opposé à la politique de la France, qui occupait alors Rome et les États pontificaux, il fut également un agent politique au service de la couronne britannique. Son séjour dans l’Empire ottoman et en Perse lui permit de rétablir les relations entre Rome et diverses Églises orientales. Sa mission le mena en Inde. Il entra dans ce pays au moment où un autre missionnaire important le quittait : Henry Martyn (1781-1812).
Après avoir étudié l’arabe, le persan et l’ourdou à l’Université de Cambridge, cet Anglais devint aumônier employé par la Compagnie britannique des Indes orientales. Arrivé à Calcutta en 1805, il profita de son séjour en Inde pour traduire le Nouveau Testament en ourdou, avant même la traduction du Coran dans cette langue. Il commença également à tenter de convertir les musulmans au christianisme dans ce pays. Il se rendit ensuite à Chiraz (Perse). Il y rencontra les chefs religieux de la ville, avec qui il tenta de démontrer la validité du christianisme. Son action provoqua de nombreuses réactions dans tout l’Empire perse, jusque dans les villes saintes chiites de Nadjaf et Kerbala (Irak). Plus de vingt réfutations (radd-e pādrī) furent écrites contre lui par divers savants islamiques sous le règne de Fath-Ali Chah (1797-1834). Malgré son prosélytisme, il fut bien reçu par les autorités politiques et religieuses persanes, qui le qualifièrent d’« homme de Dieu » (mard-e khodā).
L’essor des activités missionnaires et des études orientalistes
Les activités missionnaires européennes prirent véritablement leur essor dans les années 1830. Cela coïncida avec le développement des études orientalistes en Europe1. L’élite européenne s’intéressa de plus en plus à l’islam et à sa civilisation au cours du XIXe siècle. De nombreuses sociétés savantes orientalistes furent fondées. La Royal Asiatick Society of Bengal fut fondée à Calcutta en 1784. Puis dans les années 1820, la Société asiatique de Paris (1822) et la Royal Asiatic Society à Londres (1823) furent fondées. Enfin, en 1843, la Deutsche Morgenländische Gesellschaft fut fondée à Leipzig.
Ces institutions académiques influencèrent profondément les stratégies missionnaires, bien que de manière distincte entre catholiques et protestants1. Les missionnaires occupaient souvent des positions ambigües, pris entre leurs intérêts religieux et les ambitions impériales de leurs nations d’origine. L’approche catholique, incarnée par le lazariste français Eugène Boré, s’appuyait sur une érudition philologique rigoureuse. Formé à l’École des Langues Orientales de Paris sous la direction de l’orientaliste Silvestre de Sacy, Boré utilisait sa connaissance approfondie des langues et des traditions locales pour chercher l’union avec les Églises orientales existantes, en respectant largement leurs rites liturgiques.
À l’inverse, la stratégie protestante était souvent axée sur la controverse et la réforme radicale. Des figures comme Karl Gottlieb Pfander, de la mission de Bâle, utilisèrent leur connaissance de l’islam pour le réfuter systématiquement, notamment dans son célèbre traité polémique Mizan al-Haqq (La Balance de la Vérité). Leur objectif était de « régénérer » les communautés chrétiennes locales jugées « décadentes » selon des principes bibliques stricts, espérant que ces Églises réformées évangéliseraient à leur tour les musulmans. Cette divergence méthodologique reflétait des buts théologiques distincts : l’intégration et l’union pour les catholiques, contre la réforme et la conversion pour les protestants.
L’impact éducatif des missions dans l’Empire ottoman
Les missions en Orient eurent deux conséquences majeures. Premièrement, le développement de la connaissance du monde islamique en Europe et deuxièmement, la création d’écoles réputées, où certaines élites des pays musulmans, tant chrétiennes que musulmanes, furent éduquées.
À Constantinople, le collège Saint-Benoît fut fondée en 1583 à Galata, le quartier historique des Européens de la capitale ottomane. L’élite chrétienne de l’Empire y fut formé et après la guerre de Crimée (1853-1856), dans laquelle le Royaume-Uni et la France furent alliés de l’Empire ottoman, les élèves musulmans devinrent de plus en plus nombreux.
Des missionnaires catholiques français, italiens et autrichiens établirent également des écoles dans d’autres parties de l’Empire, notamment au Liban où la population chrétienne était importante et les jésuites allèrent jusqu’à établir une université, l’université Saint-Joseph, en 1875.
La mission en Perse : spécificités et réussites
En Perse, la situation était différente : la population chrétienne était beaucoup plus petite que dans l’Empire ottoman. Néanmoins, les musulmans avaient la réputation d’être plus tolérants et ouverts aux discussions théologiques avec les chrétiens.
Il y avait des Arméniens et des chrétiens de l’« Église de l’Orient », une Église née dans l’ancien Empire perse, séparée du reste de l’Église à la suite du concile d’Éphèse (431), qui condamna les idées de Nestorius, qui soutenait que Marie était Christotokos (Mère du Christ) et non Theotokos (Mère de Dieu). Ces Chrétiens sont donc communément appelés « Nestoriens ». Certains d’entre eux rejoignirent l’Église catholique romaine au XVIe siècle et sont appelés Chaldéens. C’est parmi ces populations que se concentrèrent les efforts des missionnaires européens en Perse. Ces Chrétiens syriaques se trouvent principalement dans la province de l’Azerbaïdjan iranien.
Des protestants suisses de la mission de Bâle fondèrent une école à Tabriz au début des années 1830. Le prince réformiste Abbas Mirza (1789-1833), fils du Chah et gouverneur de l’Azerbaïdjan, encouragea les Européens à établir des écoles dans la province.
En 1838, le Français Eugène Boré arriva en Perse. Il créa une « Université humanitaire » (Dār al-ʿilm-shināsāʾi-yi millal) à Tabriz pour enseigner les sciences et la culture européennes, en langue française, aux Chrétiens comme aux Musulmans. Le futur chah de Perse, Nasser od-Din (1846-1896), y étudia. Il fut le premier souverain iranien à se rendre en Europe, en 1871, 1873 et 1889.
Grâce à Boré, des missionnaires de la Congrégation de la Mission (lazaristes) s’installèrent en Perse. Ils fondèrent de nombreuses écoles en Azerbaïdjan, à Ispahan et à Téhéran. Deux écoles importantes furent fondées dans la capitale iranienne : le collège Saint-Louis en 1862 et le lycée Jeanne-d’Arc pour filles en 1865. Ces deux établissements formèrent l’élite intellectuelle et politique de la Perse. Sadegh Hedayat, le plus célèbre écrivain iranien du XXe siècle, et Farah Diba, la dernière impératrice d’Iran, figuraient parmi les célèbres élèves de ces deux écoles. Elles furent fermées après la Révolution islamique de 1979.
Un héritage paradoxal : modernisation et éveil national
L’héritage de ces écoles missionnaires est complexe et paradoxal. Si leur but premier était souvent religieux, leur impact le plus durable fut intellectuel et politique. Elles devinrent le terreau des mouvements modernistes et nationalistes du début du XXe siècle en introduisant des concepts occidentaux de progrès, de nation et de science. En formant une nouvelle élite éduquée, elles ont involontairement fourni les outils intellectuels qui allaient être utilisés pour critiquer l’ingérence étrangère et affirmer une identité nationale moderne.
L’écrivain Sadegh Hedayat, élève du collège Saint-Louis, incarne parfaitement cette dualité : profondément influencé par la littérature et la pensée européennes, il développa une critique acerbe de l’occidentalisation superficielle de son pays. Ainsi, ces écoles, parfois perçues comme des instruments de la colonisation culturelle, contribuèrent à l’émergence d’un nationalisme qui cherchait à la fois à moderniser la nation et à la défendre contre la domination étrangère. La fermeture de nombreuses écoles après la Révolution islamique de 1979 en Iran marque l’aboutissement de cette tension historique, où les institutions qui avaient semé les graines de la modernité furent finalement balayées par une vague nationaliste et religieuse qu’elles avaient, d’une certaine manière, contribué à façonner.
Conclusion
En définitive, les missions chrétiennes du XIXe siècle dans l’Empire ottoman et en Perse furent bien plus que de simples avant-postes de la foi. Elles s’inscrivent dans une triple conjoncture : le renouveau missionnaire en Europe, porté notamment par la France, les avancées technologiques qui raccourcissaient les distances, et un contexte politique local spécifique, marqué par les réformes des Tanzimat ottomanes et la volonté de modernisation des souverains.
L’école s’est imposée comme le principal vecteur de leur influence. Enseignement des langues européennes, des sciences modernes et de la géographie côtoyait l’instruction religieuse, créant un modèle éducatif hybride. Ces établissements répondaient à une forte demande sociale des élites locales désireuses de s’approprier les outils de la modernité.
Leur legs le plus durable réside dans un profond paradoxe. Conçues pour servir des objectifs religieux et, souvent, les intérêts impériaux européens, ces missions ont fourni aux populations locales les instruments intellectuels de leur propre émancipation. Elles ont formé des générations de réformateurs, de modernistes et de nationalistes qui, tout en adoptant des concepts occidentaux, les ont adaptés pour forger des identités nationales nouvelles, parfois en opposition directe avec la tutelle européenne. Les missions furent ainsi à la fois des agents d’une modernité exogène et les creusets involontaires d’un éveil politique et culturel endogène dont les effets se font sentir jusqu’à aujourd’hui.