Nous explorons les similarités idéologiques et structurelles entre le chiisme iranien et le communisme, en soulignant leurs dynamiques de leadership, de contrôle étatique et de mobilisation révolutionnaire.
Esmail Jasem
11/06/2024

Introduction
La comparaison entre le chiisme iranien et le communisme, en particulier dans leurs manifestations les plus influentes telles qu’observées en Union soviétique et en Chine, revêt une importance cruciale pour comprendre la dynamique géopolitique mondiale. Les trois principaux régimes incarnant ces idéologies – la Chine, la Russie et l’Iran – forment une alliance robuste face à l’Occident. Cette analyse comparative peut être explorée sous différents angles : idéologique, sociopolitique et historique.
Origines historiques et contexte d’émergence
L’émergence du chiisme en Iran s’inscrit dans un contexte de rivalités régionales et de recomposition religieuse profonde. Avant le XVIe siècle, l’Iran était majoritairement sunnite et constituait un foyer d’apprentissage islamique reconnu, attirant même des savants de l’Empire ottoman pour y poursuivre leurs études. C’est avec l’avènement de la dynastie safavide, et plus précisément sous le règne d’Ismaïl Ier, que le chiisme duodécimain devient la religion officielle du royaume en 1501, après la prise de Tabriz. Cette décision, prise dans un contexte de confrontation avec les puissances sunnites voisines – l’Empire ottoman à l’ouest et les Ouzbeks à l’est –, scelle une union durable entre le religieux et le politique et marque la singularité de l’Iran au sein du monde musulman. Pour imposer le chiisme, les souverains safavides ont eu recours à la fois à la création d’une élite religieuse chiite, en faisant venir des savants du Liban, et à des campagnes de conversion parfois forcées, transformant progressivement la société iranienne et son identité religieuse.
Cette transformation n’a pas seulement eu un impact à l’intérieur des frontières iraniennes : elle a aussi favorisé une dynamique transfrontalière, le chiisme iranien rayonnant vers l’Azerbaïdjan voisin et au-delà. L’intégration d’éléments de la culture iranienne préislamique dans le chiisme a contribué à façonner une identité nationale distincte, tout en assurant la domination du courant duodécimain. Ce processus historique a fait de l’Iran le centre mondial du chiisme et a préparé le terrain pour l’instauration, plusieurs siècles plus tard, de la République islamique en 1979, qui s’appuie encore aujourd’hui sur cette fusion du religieux et du politique.
De son côté, le communisme, sous ses formes soviétique et chinoise, s’est imposé après des révolutions majeures, chacune adaptée à son contexte national : la révolution d’Octobre en Russie et la révolution maoïste en Chine, cette dernière s’appuyant davantage sur la paysannerie que sur le prolétariat urbain, contrairement à l’orthodoxie soviétique.
Centralité du leadership et de l’État
Le parti communiste soviétique constituait l’épine dorsale de tous les partis communistes du XXe siècle, à l’exception de ceux affiliés à Pékin. Les relations entre ces partis étaient orchestrées par le parti communiste soviétique, reconnu comme le “parti-guide” ou “parti-chef”. Les orientations des partis communistes étaient largement définies par leurs interactions, dominées par ce “parti-guide”. Le parti communiste de l’Union Soviétique se positionnait en tant que principal garant de l’unité idéologique et politique du mouvement communiste. En outre, le communisme était souvent marqué par des leaders charismatiques tels que Lénine, Staline ou Mao, qui exerçaient une autorité centralisée sur leurs sociétés.
La structure du chiisme iranien présente des similitudes frappantes, mettant en avant la guidance de l’imam (wilayat al-faqih), du théologien-juriste ou du guide suprême. Le chiisme iranien devient ainsi l’épine dorsale mondiale et le berceau du chiisme politique. La figure du guide suprême y occupe une place centrale, exerçant une autorité religieuse et politique considérable. En référence à la révolution islamique iranienne, le guide suprême dicte l’orientation que le pan-chiisme iranien doit adopter, soulignant la suprématie du religieux sur le politique. Cette hiérarchie de valeurs est fondamentale dans le chiisme promulgué par le régime iranien, attribuant l’intégralité du pouvoir séculier au guide suprême.
En outre, les États communistes exerçaient un contrôle étendu, via des structures de parti unique, sur l’économie et la société. De manière similaire, le régime iranien est profondément impliqué dans la vie sociale et économique à travers des institutions religieuses exerçant une influence directe sur la politique et la gouvernance. Ce régime post-révolutionnaire iranien adopte souvent une position de méfiance envers les puissances occidentales, en particulier les États-Unis, à l’instar des États communistes pendant la guerre froide.
Dynamique interne et gestion du pouvoir
Dans les régimes inspirés du communisme comme dans la République islamique d’Iran, la dynamique interne repose sur une centralisation extrême du pouvoir et une surveillance constante des élites. En Iran, le Guide suprême détient un pouvoir considérable, supervisant non seulement les grandes orientations politiques et religieuses, mais aussi la nomination des principaux responsables de l’État, du gouvernement et de l’armée.
Cette concentration du pouvoir s’accompagne d’une marginalisation progressive des courants réformateurs ou modérés, comme l’a illustré l’accession à la présidence d’Ebrahim Raïssi, proche du Guide, qui a renforcé le noyau dur du régime autour du clergé ultraconservateur et des Gardiens de la Révolution. Cette dynamique crée un fossé croissant entre les élites dirigeantes et une large partie de la population, alimentant une crise de légitimité et des tensions internes.
Dans les régimes communistes, la gestion du pouvoir s’organise aussi autour d’une structure pyramidale, où chaque poste de responsabilité est doublé d’une fonction politique, et où la succession s’opère dans le plus grand secret, souvent au prix de luttes de factions et de purges internes. La répression des opposants, la lutte contre la corruption et l’usage de l’appareil sécuritaire sont autant de moyens de préserver la stabilité du système, mais ces pratiques accentuent également les tensions internes et la méfiance au sein de la société.
Idéologie et mobilisation
Le communisme se concentre sur la justice sociale, l’abolition des classes sociales et la lutte contre l’exploitation. De manière similaire, la rhétorique idéologique du chiisme iranien met l’accent sur la justice sociale, l’opposition à l’oppresseur et la lutte contre la tyrannie. Ce discours chiite puise son inspiration dans l’histoire et les enseignements des imams chiites duodécimains. Khomeiny a ainsi intégré des outils marxistes dans un cadre religieux pour accéder au pouvoir.
Les révolutions communistes ont réussi à mobiliser de larges segments de la population dans le but de renverser des régimes jugés injustes et d’instaurer des alternatives basées sur des principes communistes perçus comme justes. De manière similaire, la révolution islamique iranienne de 1979 a été un mouvement de masse qui a conduit au renversement d’une monarchie jugée injuste et à l’établissement d’une république islamique fondée sur les principes chiites. Cette révolution a également été marquée par la fusion temporaire de groupes marxistes et islamistes, avant que le clergé chiite ne consolide son pouvoir.
En conséquence, tant le chiisme iranien que le marxisme-léninisme prônent une vision révolutionnaire de la société, rejetant les structures de pouvoir traditionnelles au profit d’un ordre nouveau fondé sur leurs préceptes. Le concept chiite de « wilayat al-faqih », autrement dit la gouvernance des juristes religieux, et la dictature du prolétariat communiste visent à instaurer un système politico-religieux totalisant.
Différences doctrinales et adaptations nationales
Malgré des points communs dans la centralisation du pouvoir et la mobilisation idéologique, le chiisme iranien et le communisme présentent des différences doctrinales majeures et se sont adaptés de manière distincte à leurs contextes nationaux. Le chiisme, notamment dans sa version duodécimaine dominante en Iran, se distingue par l’importance accordée à la figure de l’imam, considéré comme intercesseur infaillible et dépositaire d’un savoir spirituel et caché, ce qui n’a pas d’équivalent dans le sunnisme ni dans les doctrines communistes. Par ailleurs, le chiisme insiste sur l’effort d’interprétation (ijtihad) et la légitimité temporaire du guide, en attendant le retour du Mahdi, ce qui introduit une dimension d’attente eschatologique et de remise en question permanente de l’autorité.
À l’inverse, le communisme, bien que décliné différemment en URSS, en Chine ou ailleurs, repose sur une vision matérialiste et historique du pouvoir, où la légitimité vient de la classe ouvrière ou du parti, sans référence spirituelle. Chaque régime a adapté sa doctrine à ses spécificités : la Chine a développé un marxisme à forte composante nationaliste et paysanne, tandis que l’Iran a politisé le religieux en subordonnant le clergé à l’État, tout en maintenant une forte dimension identitaire et eschatologique. Ces différences expliquent la diversité des formes d’autoritarisme et des modes de légitimation observés dans ces pays.
Conclusion
L’alliance entre la Chine, la Russie et l’Iran s’appuie sur une convergence d’intérêts stratégiques et une volonté commune de remettre en cause l’ordre international dominé par l’Occident. Toutefois, cette union reste pragmatique et opportuniste, chaque partenaire poursuivant avant tout ses propres objectifs de puissance et de souveraineté. Si la coopération est réelle dans les domaines économique, militaire et diplomatique, elle demeure marquée par des divergences de fond, notamment dans la gestion des crises régionales et l’ampleur de l’engagement de chacun. Cette alliance, fondée sur le rejet de l’universalité des droits de l’homme et la défense de modèles autoritaires, contribue à l’émergence d’un monde multipolaire, mais elle expose aussi ses membres à des tensions internes croissantes et à une défiance persistante de la part de leurs populations respectives. En définitive, la dynamique de ce triumvirat illustre la complexité des rapports de force actuels et la difficulté de construire une alternative cohérente à l’ordre international existant, au-delà du simple rejet de l’hégémonie occidentale.
Perspectives contemporaines
Aujourd’hui, l’alliance entre ces régimes s’appuie sur une convergence d’intérêts stratégiques et une volonté commune de proposer une alternative à l’ordre mondial dominé par l’Occident. Leurs modèles de gouvernance, fondés sur le contrôle étatique et le rejet du pluralisme politique, continuent d’inspirer ou d’inquiéter au-delà de leurs frontières. L’étude comparative du chiisme iranien et du communisme éclaire ainsi les ressorts profonds de cette alliance, tout en soulignant la résilience et la capacité d’adaptation de ces systèmes face aux défis contemporains.